Desertec et Transgreen : le temps du réalisme
par Antoine Mark
(article paru dans les pages Idées du www.lemonde.fr le 1er november 2010)
Voilà un an qu’a été créée l’entreprise chargée de transformer en projets sur le terrain le concept “Desertec”. Son principe séduit toujours le monde politique : il promet de couvrir 15 % des besoins énergétiques européens par de l’électricité solaire propre produite en Afrique du Nord d’ici 2050. Un projet qui permettrait d’économiser des millions de tonnes de CO2 et de créer des milliers d’emplois verts contre la crise, pour un investissement de 400 milliards d’euros. Bel objectif, d’autant que l’Europe envisage déjà son futur avec beaucoup plus de renouvelables dans son mix énergétique que les 20 % officiellement prévus pour 2020. Mais 2050 est encore loin et les questions restent nombreuses : Comment réaliser concrètement ce projet pharaonique ? Comment le payer ? Et d’abord, faut-il vraiment prendre cette voie ? Dans l’enthousiasme général autour d’un concept qui fait beaucoup parler de lui, il paraît nécessaire de prendre du recul pour mieux en comprendre la dynamique et les enjeux énergétiques et industriels sous-jacents. Car s’il en va de notre avenir à tous dans le long terme, du réalisme s’impose pour le court terme.
COURSE MÉDIATIQUE ET LUTTES D’INFLUENCE
13 juillet 2008 : L’Union pour la Méditerranée et, avec elle, le Plan solaire méditerranéen (PSM) voient officiellement le jour à Paris, après d’âpres négociations franco-allemandes sur le rôle de l’Union européenne dans cette nouvelle initiative politique. Objectif du PSM : construire, d’ici 2020, 20 gigawatts (GW) de centrales d’énergies renouvelables, avant tout solaires, dans les pays du pourtour méditerranéen, pour la consommation locale et l’exportation vers l’Europe. 13 juillet 2009, jour du premier anniversaire du PSM, réponse allemande : l’initiative industrielle Desertec voit le jour, avec un objectif de plusieurs centaines de GW solaires à l’horizon 2050. Le 30 octobre 2009, un bureau d’études (DII GmbH) est créé pour la mise en oeuvre technique, économique et politique du concept Desertec.
Depuis, les choses sont en mouvement. Comme pour montrer à leur partenaire d’outre-Rhin que l’Union pour la Méditerranée est encore bien vivante, les responsables qui, dans la nébuleuse de l’Elysée, avaient déjà inventé en 2008 le PSM, lancent un “concurrent” à Desertec en juillet 2010 : Transgreen, projet de consortium franco-français emmené par EDF et son gestionnaire de réseau RTE. En quelque sorte, un “copier-coller” français de Desertec qui est d’abord un rassemblement d’entreprises allemandes autour du réassureur Munich Re et des grands électriciens E.On et RWE, et où les entreprises de la région saharienne ont dû se satisfaire des seconds rangs, dans une certaine tradition post-colonialiste.
Transgreen se dit complémentaire de Desertec, car le projet vise à construire des interconnexions électriques en Méditerranée qui pourraient servir à transporter de l’électricité produite par des centrales solaires Desertec. Mais les deux initiatives semblent aussi se battre pour rassembler les mêmes entreprises : l’Allemand Siemens et l’Espagnol Abengoa Solar sont membres fondateurs des deux. Desertec a recruté les opérateurs de réseau espagnol (REE) et italien (Terna) que convoitait aussi Transgreen – lequel a en revanche réussi l’embauche de l’opérateur électrique marocain (ONE). Les Allemands gardent cependant une longueur d’avance : alors que le consortium français n’a pas encore de statut juridique bien établi et se contente d’une présence Internet des plus artisanales, l’équipe Desertec, depuis son irruption médiatique en grande pompe à l’été 2009, abreuve la presse de communiqués réguliers, s’est attiré les faveurs du commissaire européen à l’énergie (qui est allemand) et préparerait, probablement au Maroc, la construction de sa première centrale de 500 à 1000 mégawatts (MW).
Concours de beauté pour constituer l’équipe gagnante, tourbillon d’annonces, lobbying politique intense : il semble que la belle vision Desertec d’un développement durable et pacifiste est devenue une basse histoire de conquête de marchés futurs. Il suffit de se rappeler la déclaration faite par Gerhard Knies, physicien suisse qui était parmi les premiers, dès 2003, à promouvoir l’idée de l’énergie solaire du désert, lors du lancement de la fondation Desertec en juillet 2009 : “Je veux féliciter les partenaires industriels qui ont reconnu que le sauvetage de la planète est le plus grand devoir éthique du monde, mais aussi sa plus grosse affaire”. Habillage moral douteux pour cette invitation à faire du profit.
RIVALITÉS INDUSTRIELLES FRANCO-ALLEMANDES
Mais pourquoi tout cet emballement ? Concernant l’Allemagne, les choses sont claires : le pays a misé gros sur le secteur solaire, dès les années 1970, et compte aujourd’hui parmi les plus gros acteurs mondiaux. Côté photovoltaïque, l’Allemagne a exporté pour 6,5 milliards d’euros en 2009. Côté solaire thermodynamique, une dizaine d’entreprises souvent allemandes se partagent un marché en pleine explosion qui pourrait, selon les experts, dépasser celui de l’éolien à terre d’ici à 2020, notamment grâce à la croissance en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
L’intérêt français paraît plus surprenant, vu le retard de son industrie solaire dans la compétition internationale. Mais certains grands acteurs s’intéressent au secteur, comme Total, qui a declaré vouloir se hisser aux premiers rangs d’ici 2020, ou encore Areva. En effet, l’émergence de Desertec est concomitante de la rupture entre Areva (maintenant membre pressenti du consortium Transgreen) et Siemens dans la coopération nucléaire civile, officialisée en janvier 2009. Peu après cette annonce, chacune des deux entreprises a investi plusieurs centaines de millions d’euros pour acquérir la technologie solaire thermodynamique, celle précisément que doit développer à grande échelle Desertec.
Dans cet engouement français, il ne faut pas oublier la transmission électrique, élément clé de la faisabilité de Desertec. RTE est l’un des leaders mondiaux, et la position géographique de la France est hautement stratégique pour faire passer du courant du Sud de l’Europe vers le Nord. Enfin, difficile d’écarter l’hypothèse que les lignes, une fois construites, pourront servir à transporter toute sorte d’électricité, y compris nucléaire – ce qui bien sûr rend suspect aux yeux de nos amis allemands tout activisme français.
UNE FAISABILITÉ QUI RESTE À DÉMONTRER
Or, le marché futur dont tout le monde rêve reste aujourd’hui largement hypothétique. Car l’énergie solaire thermodynamique, bien qu’éprouvée du point de vue technologique, est chère, très chère. En Espagne, l’un des rares pays où elle se développe rapidement, le mégawattheure (MWh) d’électricité ainsi produite coûterait environ 250 euros, contre 50 euros pour l’électricité achetée sur les bourses européennes. Si des centrales voient le jour de l’autre côté des Pyrénées, c’est uniquement à cause du tarif d’achat généreux d’environ 300 euros/MWh, garanti pour l’ensemble de la production d’une centrale sur vingt-cinq années.
Mais ce système de subventions est aujourd’hui de plus en plus contesté. Car la facture pour le consommateur européen commence à être salée, dans un contexte de rigueur budgétaire historique. En Allemagne, premier de la classe en termes de promotion des renouvelables, les subventions pour l’électricité verte ont coûté la bagatelle de 5,3 milliards d’euros en 2009. L’Union européenne dans son ensemble a vu le soutien grimper à plus de 15 milliards d’euros en 2009, soit près de 50 % de plus qu’en 2007. A ce rythme, la facture européenne pourrait facilement dépasser les 30 milliards d’euros en 2012. Et l’Europe dans son ensemble n’a parcouru jusqu’ici qu’environ 10 % du chemin pour atteindre son objectif d’énergies renouvelables en 2020. Peut-on donc imaginer l’extension massive de ce système à de l’électricité produite en dehors de l’Europe, comme le réclame les lobbyistes de Desertec auprès des gouvernements européens ? Car la population locale serait incapable de payer plus qu’elle ne le fait déjà aujourd’hui pour une électricité généralement subventionnée par les pouvoirs publics. Et, selon les calculs de la Banque mondiale, jusqu’à 70 % de la production d’électricité du Sud devront être exportés afin de rendre les projets rentables.
Face à ces craintes, Paul van Son, chef de Desertec, affirme que le coût pourrait baisser de plus de 50 % d’ici dix ans. Mais l’association européenne du solaire thermodynamique (Estela) est plus prudente : sa toute dernière étude parle plutôt de -35 à -50 % d’ici 2025. Dans les deux cas, cela suppose cependant plusieurs grandes réalisations pour bénéficier des effets d’apprentissage et des rendements d’échelle. Sans tarif d’achat suffisamment juteux, celles-ci semblent impossibles. Or, les annonces de baisse des tarifs – concernant le solaire photovoltaïque, pour l’instant – s’enchaînent : -12 % en France, jusqu’à -45 % en Espagne. Et les développeurs menacent déjà d’abandonner certains de leurs projets.
Rajoutons la difficulté extrême que rencontrent aujourd’hui les opérateurs de réseaux pour construire de nouvelles lignes électriques à haute tension en Europe, surtout quand elles ne sont pas enterrées. Les procédures d’autorisation sont complexes, l’opposition locale souvent féroce et les batailles juridiques longues et incertaines. Il a fallu plus de vingt ans pour se mettre d’accord sur la construction d’une nouvelle interconnexion entre la France et l’Espagne, au prix d’une multiplication des coûts par huit, et ceci pour rajouter environ 1,5 GW de capacité. Transgreen seul prévoit environ 3,6 GW supplémentaires reliant les continents africains et européens, en 9 ans : un objectif pour le moins ambitieux.
HALTE AUX CHAMAILLERIES FRANCO-ALLEMANDES ET RETOUR À UN DÉBAT RÉALISTE
Faut-il en conclure que tout cela n’est qu’imposture ? Certainement pas. D’abord, parce que l’Europe doit préparer son avenir énergétique, et que le solaire est appelé à jouer, tôt ou tard, un rôle majeur : c’est une ressource propre et inépuisable. Ensuite, parce que les industriels derrière toute cette mobilisation médiatique n’ont en fait pas encore évalué en détail la faisabilité des projets : Desertec et Transgreen veulent publier des plans d’investissement concrets d’ici 2012 ou 2013. Mais la pression sur les décideurs ne cessera pas d’ici-là. Et les tensions franco-allemandes sur le sujet pourraient paradoxalement renforcer la tentation politique de miser trop sur ces initiatives.
Pour autant, une autre approche est possible. Vu la convergence et l’interdépendance étroite entre Desertec et Transgreen, le dénouement le plus naturel serait leur fusion. Pour cela, il faudra mettre de côté les vanités industrielles et politiques de chaque côté du Rhin. Le débat sur la construction d’un réseau transméditerranéen et le soutien, limité, à des projets renouvelables en dehors des frontières de l’Union, devrait avoir lieu au niveau européen. Et surtout, la construction d’une vision partagée pour un monde énergétique durable à l’horizon 2050 ne pourra se faire qu’avec la participation, en tant que pairs, de nos voisins du Sud et de l’Est. Préparons l’avenir des énergies renouvelables, mettons-y les moyens nécessaires, mais joignons nos efforts nationaux pour le faire de manière réaliste et durable.
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